Récit de la Vie du Saint Père Théophore Antoine le Romain
Récit de la Vie du Saint Père Théophore Antoine le Romain
par son disciple et successeur, l'higoumène André
De la ville de Rome à Novgorod-la-Grande
Ce saint vénérable, notre père et théophore Antoine le Romain est né de parents chrétiens dans la grande ville de Rome, en Occident, chez le peuple latin d'Italie. Il fut élevé secrètement dans la foi chrétienne, ses parents se tenant cachés dans leur maison, car Rome s'était détachée de la foi chrétienne, et s'était adonnée à l'hérésie latine. Elle s'en écarta totalement à partir du pape Formose et est restée détachée jusqu'à ce jour. Saint Antoine m'apprit encore beaucoup d'autres faits sur la déchéance romaine et sur leur hérésie infâme devant Dieu, mais nous passerons cela pour le moment sous silence.
Le père et la mère de saint Antoine rendirent leur âme à Dieu dans la juste confession. Quant à lui, sachant lire, il apprit aussi le grec et commença l'étude très attentive des livres de l'Ancien et du Nouveau Testaments et de la Tradition des Saints Pères des sept Conciles Œcuméniques, qui ont exposé et expliqué la foi chrétienne. Il désira alors devenir moine. Ayant prié Dieu, il distribua aux pauvres la propriété de ses parents. Il mit le reste dans un tonneau, qu'il calfeutra et renforça bien soigneusement. Il le cacha et le mit ensuite à la mer. Alors il partit vers les solitudes lointaines à la recherche des moines qui y vivaient et peinaient pour Dieu, à l'abri des hérétiques, dans des grottes et des failles de la terre. Il les trouva, grâce à la Providence divine. Parmi eux, il y en avait un de rang sacerdotal. Le bienheureux Antoine les pria en pleurant de le joindre à leur troupeau élu de Dieu. Eux l'interrogèrent longuement et avec sévérité sur la foi chrétienne et l'hérésie romaine, craignant une ruse des hérétiques. Mais lui confessa son appartenance à la foi chrétienne. Ils lui dirent alors : « Enfant André, tu es encore jeune et tu ne pourras supporter la vie d'ascèse et les durs labeurs monastiques ». Il avait alors dix-huit ans. Ils essayèrent de l'effrayer par bien d'autres difficultés mais lui, se prosternant sans faiblir, suppliait de recevoir l'habit monastique. Et c'est ainsi qu'il obtint de justesse ce qu'il désirait : il fut tonsuré moine.
Il resta vingt ans dans cette solitude, œuvrant, jeûnant et priant Dieu jour et nuit. « Or il y avait - racontait-il - à trente milles de chez nous, dans un lieu désert, une petite église bâtie en l'honneur de la Transfiguration de notre Seigneur Dieu et Sauveur Jésus-Christ par les moines qui vivaient là. D'habitude les moines des divers ermitages se retrouvaient tous dans cette église le Samedi Saint. Les prêtres et les diacres y célébraient la divine Liturgie, et tous, ayant communié aux Mystères divins, chantaient et priaient toute cette journée-là, et la nuit suivante. A l'aube donc de la Sainte Pâque, après avoir chanté Matines et la divine Liturgie, et après avoir à nouveau communié aux Saints, Très-Purs, Divins et Vivifiants Mystères du Christ, chacun repartait dans sa solitude ».
Mais le diable, qui hait le bien, suscita dans cette contrée une persécution définitive contre les chrétiens. Les princes de cette ville et le pape se mirent à capturer les moines orthodoxes dans leurs solitudes pour les soumettre aux tourments. Effrayés, les vénérables pères du troupeau divinement choisi du Christ se dispersèrent de telle sorte, qu'ils ne purent plus communiquer entre eux. Le bienheureux Antoine vint alors vivre au bord de la mer dans des lieux inaccessibles. Et il commença une oraison perpétuelle, debout sur une pierre, n'ayant rien pour se couvrir, ni même une cabane. De la nourriture rapportée de sa solitude, le saint ne mangeait qu'un peu le dimanche. Et il resta sur cette pierre pendant un an et deux mois. Il faisait tant d'efforts pour Dieu, en jeûne, veilles et prières, qu'il devint semblable à un ange.
"Il convient de sauvegarder le secret royal" : cela est digne de louanges, sans malice et utile pour ceux qui le gardent. Que cela reste ignoré de ceux qui ne doivent rien en connaître, afin de ne pas contrarier l'ordre royal. Mais les oeuvres de Dieu et les miracles merveilleux accomplis par Ses saints doivent être, en tout lieu, partout et de toutes sortes de façons, annoncés et contés, et il ne faut rien en cacher, ne pas les oublier, mais les faire connaître pour le bien général et le salut de tous ceux qui se nomment chrétiens. C'est pourquoi nous aussi, revenant à ce qui a été dit plus haut, nous annoncerons ce qui advint ensuite.
En l'an 1106, au cinquième jour du mois de septembre, où est fait mémoire du saint Prophète Zacharie, père du Précurseur, des vents terribles se levèrent, et la mer s'agita et se mit à osciller comme jamais, de telle sorte que ses vagues parvenaient jusqu'à la pierre sur laquelle le saint, se tenant debout, envoyait à Dieu des prières ininterrompues. Et voilà que soudain une vague, ayant concentré toute sa puissance, souleva la pierre sur laquelle se tenait le saint, l'emportant comme sur un frêle esquif, sans lui avoir fait aucun mal, ni l'effrayer. Quant au bienheureux, debout, il priait Dieu sans relâche, car il s'était mis à L'aimer de toute son âme. Dieu est, en effet, douceur et lumière et joie éternelle pour ceux qui L'aiment. En celui qui L'aime, Dieu vit éternellement. Dieu le Zélateur, Tout-Pur, Saint, vit dans les âmes qui Le craignent et accomplit la volonté de ceux qui L'aiment. Le bienheureux portait dans son cœur Son image - la très glorieuse icône divine, non pas représentée en couleurs sur une planche ou quelque autre matière, mais, voulais-je dire, cette très glorieuse icône divine écrite par l'abstinence, les corrections bénéfiques, les veilles et les prières, cette image du Maître céleste cachée dans son cœur. Et de ses yeux spirituels, le saint voyait dans la nuée la Très- Sainte Mère de Dieu, tenant dans ses mains toutes pures le petit Enfant PrééterneL notre Seigneur et Dieu et Sauveur Jésus-Christ. « Et je ne savais, disait saint Antoine, ni quand était le jour, ni quand était la nuit, mais j'étais enveloppé de la Lumière intangible ». Quant à la pierre, elle était portée par les eaux, sans gouvernail ni timonier. La raison humaine ne peut concevoir cela. Ni souci, ni peur, ni chagrin, ni faim, ni soif, n'atteignaient le bienheureux, mais il ne faisait que prier Dieu en esprit, dans l'allégresse de l'âme.
Du pays romain par la Mer Noire, de là par le fleuve Néva jusqu'au lac Néva, puis du lac Néva remontant le fleuve Volkhov à contre courant de rapides indescriptibles jusqu'à ce lieu, la pierre sur laquelle le saint priait debout n'échoua nulle part ailleurs que sur les berges du grand fleuve appelé Volkhov, à la troisième veille de la nuit, à cette place, dans un petit village du nom de Volkhovskoïe, au moment du chant des matines. Dans la ville les cloches commençaient à sonner matines et le bienheureux entendit ce son puissant résonner à travers la cité. Il était terrorisé, se demandant ce que cela signifiait, et pensa avec horreur qu'il avait été ramené sur cette pierre à Rome. Lorsque la nuit se dissipa, que le jour vint, et que le soleil brilla, les habitants du lieu affluèrent vers le bienheureux et le regardant, s'étonnaient. S'approchant de lui, ils lui demandèrent son nom, son origine et de quels pays il arrivait. Le saint, ignorant complètement le russe, ne pouvait rien répondre, il ne faisait que s'incliner devant eux. Il ne se risqua pas à descendre de la pierre et y resta trois jours et trois nuits, priant Dieu.
Le quatrième jour, le bienheureux pria Dieu de longues heures durant, afin que le Seigneur lui fasse savoir quels étaient cette ville et ces gens. Et il descendit de la pierre et se rendit à Novgorod-la-Grande. Il y rencontra un homme de la terre grecque qui se trouvait là en voyage d'affaires, étant de la classe marchande. Il savait le latin, le grec et le russe. Voyant le bienheureux, il lui demanda son nom et sa foi. Le saint lui donna son nom, se dit chrétien et moine pécheur, indigne de l'habit angélique. Le marchand tomba alors à ses pieds, lui demandant sa bénédiction. Le saint la lui donna et l'embrassa en Christ. Il lui posa des questions sur la ville, les gens, la foi et les saintes églises de Dieu. Le marchand l'informa sur tous ces points, disant : « Cette ville est Novgorod-la-Grande. Les gens y sont chrétiens orthodoxes, et l'églises cathédrale dédiée à la Sainte Sophie, Sagesse de Dieu. Le pontife de cette ville est l'évêque Nikita [Nicetas], et sur elle règne le Grand-Prince Mstislav Vladimirovitch Monomaque, petit-fils de Vsevolod ». Le bienheureux se réjouit dans son âme de ce qu'il apprenait du Grec, et éleva en esprit vers Dieu Tout-Puissant une fervente action de grâce. Il posa encore une question : « Dis-moi, ami, quelles est la distance entre la ville de Rome et cette ville-ci, et combien dure le voyage ? » Il renseigna par ces mots : « C'est un pays éloigné, et la route est difficile, autant par mer que par terre. Et avec l'aide de Dieu, mes hôtes marchands mettent au moins la moitié d'une année pour y parvenir". Le bienheureux réfléchissait et s'émerveillait en lui-même de la grandeur de Dieu : « Comment un si long parcours fut-il accompli en deux jours et deux nuits ?» et il eut grand peine à retenir ses larmes.
Alors, se prosternant jusqu'à terre devant le marchand, il lui fit don de la paix, et son adieu. Puis il entra dans la ville, afin de prier la Sainte Sophie, Sagesse de Dieu et de voir l'évêque Nikita. Ayant vu la splendeur de l'église, le bon ordre et la dignité du hiérarque, son âme se réjouit fort. Après avoir prié et parcouru les lieux, il retourna à son emplacement. Il n'alla pas cette fois chez le pontife à cause de son ignorance du slavon, de la langue russe et des coutumes.
Et debout sur sa pierre, le bienheureux commença à prier Dieu jour et nuit, afin que Celui-ci lui ouvrît la compréhension du russe. Et le Seigneur vit les exploits ascétiques et les labeurs du bienheureux. Ses proches voisins commencèrent à venir vers lui, ainsi que ceux de la ville, pour demander ses prières et sa bénédiction, et par la grâce de la Providence divine, le bienheureux apprit rapidement à comprendre et parler le russe. Eux lui demandaient quel était son pays, son lieu de naissance, où il avait été élevé et comment il était arrivé là. Mais le bienheureux ne leur apprit rien sur lui, sinon qu'il était un pécheur.
Les rumeurs le concernant parvinrent assez rapidement jusqu'au saint pontife Nikita, l'évêque de Novgorod-la-Grande, qui l'envoya chercher. Le bienheureux y alla, très effrayé et joyeux en même temps, dans un sentiment de profonde humilité. Le hiérarque le fit entrer dans sa cellule. Une fois la prière récitée, il répondit "amen" et reçut, avec crainte et amour, comme si elle venait de la main de Dieu, la bénédiction du hiérarque. Le saint pontife Nikita, à qui l'Esprit-Saint avait révélé le bienheureux, se mit à l'interroger sur son pays et son arrivée dans Novgorod-la-Grande, d'où et comment il y était parvenu. Craignant la gloire des hommes, le bienheureux ne désirait pas faire connaître son secret. Mais le saint évêque Nikita continua de le presser très vivement de questions, et même il adjurait le vénérable moine, disant : « C'est à moi, frère, que tu refuses de dévoiler ton secret ? Sache que Dieu Lui-même peut te faire connaître à notre humilité, alors tu recevras une punition de Dieu pour ton manque d'obéissance ». Le bienheureux se laissa tomber visage au sol devant l'évêque et le supplia en pleurant de ne révéler à personne son secret, tant qu'il serait en vie. Et il dévoila en tête-à-tête au pontife Nikita son secret, tout l'enchaînement des faits, sa patrie, son éducation, son arrivée de Rome à Novgorod-la-Grande, tout ce qui a été écrit au début. Le saint évêque Nikita, ayant entendu cela, le considéra non plus comme un homme, mais comme un ange de Dieu, et se levant de son siège, il posa son bâton pastoral et resta longtemps debout, priant et s'émerveillant de ce qui était arrivé, de la manière dont Dieu glorifie Ses serviteurs. Après sa prière, le bienheureux dit : "amen". Quant au hiérarque Nikita, il se prosterna au sol devant lui, demandant sa bénédiction et ses prières. Le bienheureux en fit autant, priant et demandant sa bénédiction, se disant indigne et pécheur. Et tous deux restèrent longtemps allongés sur le sol, pleurant, arrosant la terre de leurs larmes, se demandant mutuellement bénédiction et prière. L'évêque Nikita disait : "Tu as été digne d'un immense don de Dieu, égal aux miracles antiques. Tu es devenu semblable à Elie le Thesbite et aux Apôtres qui, lors de la Dormition de la Mère de Dieu, ont été amenés sur des nuages. Ainsi, aujourd'hui, par toi, Dieu a visité notre ville et par Son bienheureux a béni le peuple nouvellement illuminé. Le vénérable moine dit au pontife : "Tu es le hiérarque du Dieu Très-Haut !
Tu es l'Oint de Dieu ! C'est à toi de prier pour nous !" Le hiérarque, pleurant toujours, se leva, releva de terre le bienheureux, le bénit et l'embrassa en Christ. Saint Nikita parla longuement avec lui. Il ne pouvait se rassasier de ses paroles douces coulant comme le miel. Il désirait glorifier le miracle, mais ne voulut pas mépriser la supplication du saint moine. Le pontife Nikita le priait instamment de se choisir une place chez lui et d'y rester avec lui jusqu'à ce que lui-même rende l'âme. Le bienheureux n'y consentit nullement et répondit : « Au Nom du Seigneur, pontife de Dieu, ne m'y contrains pas ! Car il me faut faire preuve d'endurance là où Dieu me l'a ordonné ». Le saint évêque Nikita, l'ayant béni, le laissa aller en paix, au lieu choisi par Dieu.
Peu de temps après, l'évêque Nikita se rendit chez le bienheureux Antoine pour voir cette pierre et l'emplacement. Le saint s'y tenait debout comme un pilier, sans en descendre, priant Dieu jour et nuit. Mais dès qu'il vit l'évêque venir à lui, il quitta la pierre et alla à sa rencontre. Il reçut du hiérarque sa bénédiction et ses prières. Le hiérarque fut frappé du miracle, il fit le tour du village et dit au bienheureux : « Dieu et Sa Mère Toute-Pure ont bien voulu choisir ce lieu, afin que ta béatitude y fasse ériger une église au nom de la Toute-Pure Mère de Dieu, en l'honneur de Sa vénérable et glorieuse Nativité, et il y aura un grand bâtiment conventuel pour le salut des gens. Car Dieu t'a déposé en ce lieu à la veille de cette fête ». Le saint répondit : « Que s'accomplisse la volonté de Dieu ! » L'évêque voulut lui installer une cabane à côté de la pierre, le bienheureux s'y refusa fermement, dans son désir de tout supporter pour la grâce de Dieu.
La construction de l'église de la Très-Sainte Mère de Dieu au monastère d'Antoine qui est à Novgorod
Alors, le hiérarque Nikita envoya chercher les baillis de la cité Ivan et Prokope Ivanov, eux-mêmes fils de bailli, et leur dit : « Mes enfants, écoutez-moi. Il y a dans votre pays, près de la ville, un petit village appelé Volkhovsk. Dieu a décidé, ainsi que Sa Mère Très Pure, d'ériger à cet endroit, pour la Très-Sainte Mère de Dieu, en l'honneur de sa noble et glorieuse Nativité, une église et d'organiser son couvent, par l'entremise d'un voyageur étranger, le saint moine Antoine. Puissent s'y élever vers Dieu des prières pour le salut de vos âmes, et vos parents y être commémorés ». Les deux baillis obéirent au saint pontife avec amour et délimitèrent, pour le terrain de l'église et du monastère, un carré de cinquante sagènes (1 sagène = 2 m,13) de côté. Puis l'évêque ordonna d'y ériger une petite église en bois, de la consacrer et d'installer une cellule pour servir d'asile aux moines.
Miracle où notre saint Père théophore Antoine le Romain, retrouve le récipient, c'est-à-dire le tonneau, avec sa fortune
Un an après l'arrivée du bienheureux, des pêcheurs péchaient près de sa pierre. Malgré leurs efforts de toute une nuit, n'ayant rien pris, ils tirèrent leurs filets sur le rivage dans une grande tristesse. Le bienheureux, ses prières terminées, s'approcha d'eux et leur dit : « Mes enfants, je n'ai qu'un gros sou en lingot d'argent (en ce temps-là, les gens de Novgorod n'avaient pas de pièces de monnaie, mais faisaient couler des lingots d'argent, d'une valeur d'un sou, d'une demi-livre, ou d'une livre, et marchandaient avec cela), et je vous donne ce gros sou, le lingot. Ecoutez mon insignifiance : jetez vos filets dans cette grande rivière, le Volkhov, et si vous attrapez quelque chose, ce sera pour la maison de la Très Sainte Mère de Dieu. » Mais ils refusèrent, disant : « Nous avons peiné toute la nuit, sans rien attraper qu'une énorme fatigue ». Mais le saint les pria instamment de l'écouter. Alors, selon son désir, ils jetèrent leurs filets dans le Volkhov, et, par les prières du saint, ramenèrent une telle quantité de poissons, que leurs filets faillirent craquer. Ils n'avaient jamais eu de pêche semblable ! Ils retirèrent aussi un récipient en bois, c'est-à-dire un tonneau, tout cerclé de fer. Le bienheureux les bénit et dit : « Mes enfants ! Voyez la bonté de Dieu! Quelle providence Il est pour Ses serviteurs. Je vous bénis et vous donne le poisson et ne garde pour moi que le récipient car Dieu me l'a confié pour créer un monastère ».
Mais le diable, qui hait le bien, voulut jouer un tour au bienheureux, et insinua sa malice dans le coeur des pêcheurs. Ils se mirent à donner le poisson au saint, voulant garder pour eux le tonneau. Ils dirent au saint moine : « Nous avons été loués par toi pour pêcher du poisson, mais le tonneau est à nous ». Et ils commencèrent en plus à l'accabler d'invectives. Le bienheureux leur répondit : « Messires ! Je ne vais pas discuter de cela avec vous. Allons en ville, et exposons notre affaire aux juges. Le juge n'est-il en effet institué par Dieu pour juger les gens de Dieu ? » Les pêcheurs l'écoutèrent, déposèrent le tonneau dans une barque, firent monter le saint, arrivèrent en ville et, parvenus chez le juge, commencèrent à disputailler le bienheureux. Quant au saint moine, il dit : « Ces pécheurs, ayant travaillé toute la
nuit sans rien prendre, n'en pouvaient plus de fatigue. Je les ai longuement suppliés de me louer leur service pour un gros sou en lingot d'argent en ma possession. Ils refusèrent pendant longtemps de m'écouter, et puis obéirent à grand peine à notre insignifiance. Et, s'étant loués à moi, ils lancèrent leurs filets, et retirèrent une énorme quantité de poissons, et de plus, un récipient, c'est-à-dire ce tonneau. J'ai alors refusé le poisson, leur disant que ce tonneau m'a été confié par Dieu pour la construction d'un monastère à notre Très Pure Souveraine la Mère de Dieu et Toujours-Vierge Marie ». Les pêcheurs répliquèrent : « Nous nous sommes loués pour pêcher du poisson, et ce poisson nous le lui donnerons ; mais le tonneau est à nous. Nous l'avons mis à l'eau pour le conserver ». Le staretz dit alors aux juges : « Messires ! demandez à ces pêcheurs ce que contient le tonneau ? » Et les pêcheurs étaient bien embarrassés, ne sachant que répondre. Le bienheureux dit alors : « Ce tonneau a été mis à l'eau à Rome par nos mains pécheresses. Il y a été placé de la vaisselle d'église, d'or, d'argent, et de cristal, des calices, et des plats, et beaucoup d'autres objets ecclésiastiques sacrés, ainsi que de l'or et de l'argent qui appartenaient à mes parents. Et ces trésors ont été mis à la mer pour éviter leur profanation par les infâmes hérétiques, et par leurs sacrifices démoniaques faits avec des pains azymes. Les inscriptions sur les récipients sont d'ailleurs en latin ». Le juge ordonna de briser le tonneau et on y découvrit ce qu'avait indiqué le saint moine. Alors on donna le tonneau au bienheureux, le laissant aller en paix sans plus rien lui demander, et les pécheurs partirent tout honteux.
Le bienheureux Antoine se rendit alors chez l'évêque Nikita, se réjouissant et louant Dieu d'avoir retrouvé le tonneau. Il mit le saint pontife au courant de tout. Celui-ci rendit grande grâce à Dieu et, ayant réfléchi, avec son sage discernement habituel, il lui déclara : « Père Antoine ! C'est donc pour cela que Dieu te transporta par les eaux, sur une pierre, de Rome à Novgorod-la-Grande, ainsi que ce tonneau mis à l'eau à Rome, afin que tu bâtisses une église en pierre à la Toute-Pure Mère de Dieu et que tu fondes un monastère ». Le vénérable Antoine déposa son trésor en garde dans la sacristie de l'évêque et, ayant pris sa bénédiction, entreprit la construction du monastère. Et il acheta aux baillis de la ville des terres situées à côté du monastère, avec les gens qui vivaient dessus, pour jusqu'à la fin des siècles, tant que par providence divine subsisterait le monde entier. Et, pour les besoins du monastère, il acquit une pêcherie près
de la grande rivière Volkhov. Il délimita par des bornes le terrain acheté, et en fit la description qu'il enregistra dans la charte spirituelle de son monastère. Puis il déploya sans cesse ses efforts, consacrant ses journées entières à ajouter travaux sur travaux, tandis qu'il passait les nuits sans sommeil à prier Dieu debout sur la pierre.
Voyant cette vie angélique, le Grand-Prince Mstislav et le hiérarque Nikita et toutes les autorités de cette ville ainsi que le peuple, se mirent à vénérer le bienheureux Antoine et eurent grande foi en lui. Mais excepté l'évêque Nikita, personne ne connaissait les secrets de son arrivée. Et les frères commencèrent à se rassembler autour du saint moine, qui les recevait avec amour. Quant à moi, le prêtre-moine André, Dieu me fit prendre l'habit angélique dans ce monastère. J'étais sous son obédience et son instruction.
Edification d'une église en pierre, la deuxième année après l'arrivée du bienheureux
Puis le saint pontife Nikita tint conseil avec le bienheureux au sujet de la fondation de l'église en pierres. Car c'est bien pour cela que Dieu avait confié ce trésor. Le bienheureux fit le compte de ce qui avait été trouvé d'argent et d'or dans le tonneau pour la construction du temple et dit :« J'espère en Dieu et en Sa Très-Sainte Mère, et en tes saintes prières. Mais toi, donne-nous ta bénédiction ». Alors le saint évêque Nikita, ayant mesuré l'emplacement de l'église et prié, commença à creuser les fondations de ses mains honorables. Et ils édifièrent l'église en pierre, et Dieu permit son accomplissement. Elle fut merveilleusement peinte et embellie de toutes sortes de décorations, d'images saintes, de vases sacrés en or et en argent, de vêtements sacerdotaux, et de livres liturgiques, pour la gloire de notre Christ-Dieu et de Sa Mère Toute-Pure, ainsi qu'il sied à une église de Dieu. Ensuite on construisit à côté une église-réfectoire dédiée à la Rencontre de notre Seigneur Dieu et Sauveur Jésus-Christ, on créa des cellules, on bâtit une enceinte, et on installa correctement tout l'indispensable.
Cependant le bienheureux ne reçut d'aide matérielle de personne, que ce soit du prince ou de l'évêque, ou des autorités de la ville, mais seulement la bénédiction du hiérarque Nikita le thaumaturge. Il construisit le tout par ses propres efforts et ensuite par les ressources de ce tonneau que Dieu envoya par les eaux, de Rome à Novgorod-la-Grande. Si quelqu'un, pour l'amour de Dieu, apportait de sa fortune quelque chose d'utile, le bienheureux s'en servait pour nourrir sa fraternité, et aussi les orphelins et les veuves, les pauvres et les infirmes. Par la suite, avec sa fraternité et ses orphelins, il se mit à ajouter les labeurs aux labeurs. Peu de temps après, le saint pontife du Christ Nikita se sentit malade. Il fit appeler le bienheureux moine, lui apprit qu'il allait quitter cette vie et, lui ayant donné des précieuses instructions, il rendit son âme au Seigneur. Le bienheureux éprouva un grand chagrin et pleura le repos du saint pontife Nikita, car il y avait entre eux une profonde entente spirituelle.
Désignation comme higoumène du bienheureux Antoine
Dieu et Sa Mère Toute Pure aidant, et avec les prières du saint, le monastère commença à s'étendre. Alors le bienheureux tint conseil avec les frères sur le choix d'un higoumène. Ils cherchèrent longtemps sans trouver celui qui convenait. Les frères se mirent alors à implorer le vénérable Antoine : « Père Antoine, nous t'en prions, écoute les malheureux que nous sommes ! Reçois l'ordination au sacerdoce et sois pour nous un père complet, notre higoumène. Ainsi tu offriras à Dieu le Sacrifice vénérable et non sanglant pour notre salut et ton sacrifice sur l'autel supra-céleste sera agréable à Dieu. Nous avons vu en ce lieu tes durs labeurs et tes exploits ascétiques, qu'un homme de chair ne peut accomplir si Dieu ne l'aide ». Et le bienheureux dit : « Votre avis est bien intentionné, frères; mais je ne suis pas digne d'une telle distinction. Choisissons parmi les frères un homme vertueux et digne d'une mission si importante ». Les frères, en larmes, s'exclamèrent : « Père saint ! écoute les malheureux que nous sommes et sauve-nous ! » Le bienheureux répondit : « Que la volonté de Dieu soit faite ! Dieu fera comme Il désire ». Les frères accompagnèrent le bienheureux Antoine chez l'archevêque Niphonte, qui occupait à cette époque le siège épiscopal. Ils le mirent au courant de leur affaire. L'archevêque fut très heureux de leur bon conseil car il aimait le bienheureux pour ses nombreuses vertus. Il le fit d'abord diacre, puis prêtre et de même higoumène.
Le départ vers Dieu du bienheureux
Ainsi le bienheureux vécut seize ans comme higoumène, et dirigea en bon pasteur le troupeau du Christ. Puis, prévoyant son départ vers Dieu, il m'appela, fit de moi son père spirituel, se confessa bien, avec des larmes. Et me conta, à moi misérable, l'histoire de son arrivée de Rome sur la pierre, et de ce récipient de bois, le tonneau, tout ce qui est raconté au début. Et il m'ordonna d'écrire tout ceci après son départ, et de le transmettre à l'Église de Dieu pour le profit de l'âme des lecteurs et des auditeurs, et la bonne correction des œuvres, pour la gloire et l'honneur de la Sainte et Vivifiante et Indivisible Trinité, Père, Fils et Saint Esprit, et de la Toute-Pure Mère de Dieu. Et moi, je fus immensément étonné de tout ce que je venais d'entendre.
Le bienheureux Antoine fit venir les frères et leur dit : « Frères et compagnons d'ascèse, je vous prie, voici que maintenant je quitte cette vie pour aller vers mon Seigneur Dieu Jésus-Christ. Priez Dieu pour moi, et Sa Mère Toute-Pure, afin qu'à ma présentation mon âme soit emportée par les anges miséricordieux, et que j'évite les filets ennemis et les péages aériens grâce à vos prières, pour autant que je suis pécheur. Quant à vous, choisissez à ma place un higoumène d'entre les frères, et qu'il soit votre instructeur, et vous resterez avec lui dans le jeûne et la prière, et les travaux, et l'ascèse, et dans les veilles et les larmes, et de plus avec l'amour entre vous, et l'obéissance à l'higoumène, et à vos pères spirituels et frères supérieurs. Il est écrit à juste titre : Bienheureux les pauvres en esprit, car le Royaume des Cieux est à eux. Bienheureux ceux qui pleurent, car il seront consolés. Bienheureux les doux, car ils hériteront la terre. Bienheureux les affamés et assoiffés de justice, car ils seront rassasiés. Bienheureux les coeurs purs, car ils verront Dieu. Bienheureux les pacificateurs, car ils seront appelés fils de Dieu. Bienheureux les persécutés pour la justice, car le Royaume des Cieux est à eux. Bienheureux serez-vous lorsqu'on vous outragera, qu'on vous persécutera, et qu'on dira de vous toute sorte de mal à cause de Moi. Réjouissez-vous et soyez dans l'allégresse, car votre récompense sera grande dans les cieux ». Et le saint leur donna encore ses instructions sur beaucoup d'autres sujets, les enseignant pour leur salut.
Les frères, voyant le saint à son dernier soupir, étaient dans un état de profonde componction et se lamentaient, versant force larmes. Ils disaient : « Ô notre bon pasteur et maître ! Voilà que nous te voyons maintenant à ton dernier soupir, à la fin de ton temps. Et maintenant vers qui irons-nous et qui nous régalera de paroles douces comme le miel, pour notre instruction, et qui va se soucier de nos âmes pécheresses ? Mais nous t'en prions, Juste du Sauveur ! Si à ton départ de cette vie tu trouves miséricorde devant Dieu, prie-Le pour nous, ainsi que Sa Mère-Toute Pure, sans relâche. Et maintenant, Maître, choisis-nous un higoumène d'entre les frères, celui qui conviendra à ta sainteté, pour autant que tous nos secrets spirituels te sont connus ». Alors le bienheureux Antoine choisit et bénit notre médiocrité, en raison du fait qu'au tout début j'avais été son disciple, puis son père spirituel. Et il m'enseigna les devoirs spirituels de pasteur et comment conduire le troupeau chrétien.
Et pour l'avenir, il établit ces règles pour les frères : « S'il vous arrive d'avoir à choisir un higoumène, que ce soit d'entre les frères qui sont attachés à ce lieu. Mais, si le prince ou l'évêque vous envoie un higoumène de force ou pour lui faire une faveur, lui [le bienheureux] voue celui-là à l'anathème ». De même pour la terre il dit : « Ô mes frères ! Lorsque je m'arrêtai en ce lieu, j'ai acheté le village, et le terre, et une pêcherie sur la rivière pour la construction du monastère, au prix du trésor de la Toute-Pure. Et si quelqu'un commence à vous tracasser, ou reprend cette terre, son juge sera la Mère de Dieu ».
Et ayant donné aux frères l'adieu en Christ et un dernier embrassement, il se mit debout pour la prière. Il pria longtemps. Et bien qu'il fût heureux de se défaire de la chair et d'être avec le Christ, il montra cependant que pour tous le calice de la mort était effrayant et que dans l'air se rencontrent beaucoup de tourmenteurs. De plus, c'est dans sa profonde humilité qu'il priait Dieu en disant : « Viens, Seigneur, aide-moi et libère-moi de la main du prince et de la puissance de la ténèbre. Qu'il ne m'engloutisse pas dans cette obscurité, et que cette fumée n'assombrisse pas mon âme. Fortifie-moi, ô Seigneur, mon Seigneur ! Que j'évite les vagues de feu et les précipices sans fond, que je n'y sois pas noyé et que l'ennemi ne puisse me calomnier, mais que j'évite le maître du monde et leur chef rusé, et que je sois libéré des princes de l'ombre et des enfers, qu'ainsi j'arrive devant Toi pur et sans défaut, rends-moi digne de me tenir à Ta droite, et de recevoir de Toi les bienfaits promis à Tes saints lorsque Tu viendras en gloire juger les vivants et les morts et rétribuer chacun selon ses actes».
Ô immense sagesse, en Dieu indiciblement imitable ! Notre père théophore et égal aux apôtres pourrait-il être touché par les princes des ténèbres ? Celui que le Seigneur avait transporté sur une pierre par les eaux comme un ange incorporel, celui qu'il avait guidé et appelé, non pas Son serviteur, mais Son ami, et à qui Il avait promis de l'introduire là où Il serait pour voir Sa gloire ! Sachant tout cela, le bienheureux n'en désira que davantage demeurer dans cette humilité qui ne peut nuire, mais au contraire affermit dans le salut. C'est pour cela qu'il priait avec de telles paroles.
Puis, après avoir prié, le bienheureux ordonna au hiéromoine André de l'encenser en chantant l'office des agonisants. Il s'allongea sur sa couche et partit vers Dieu pour l'éternel repos. Et ce saint fut honorablement mis en terre par l'Archevêque Niphonte avec l'assemblée de tout le clergé et une foule innombrable de cette ville, dans la profusion des cierges et des encensoirs, des psaumes et des hymnes liturgiques, en l'an 1147, au troisième jour du mois d'août, où l'on fait mémoire de nos Pères saints Isaac le Dalmate et Faustus. Et son corps honorable fut déposé dans l'église de la Toute-Pure Mère de Dieu, qu'il avait lui-même édifiée. Depuis son arrivée, jusqu'à son état d'higoumène, quatorze ans étaient passés, puis il était resté seize ans higoumène et avait donc vécu en tout trente ans dans le monastère.
Suivant la bénédiction du saint, l'Archevêque Niphonte nomma higoumène le disciple du bienheureux Antoine, le hiéromoine André. C'est cet André qui apprit à l'Archevêque et aux princes de cette ville et à tout le monde, ce qu'il avait entendu du bienheureux sur tous ces miracles. L'Archevêque et tous furent émerveillés, et rendirent gloire à Dieu et à Sa Mère Toute-Pure et au grand thaumaturge Antoine. Et à partir de ce moment, le bienheureux Antoine fut appelé le Romain.
Et l'Archevêque Niphonte ordonna de composer la vie du bienheureux et, après l'avoir rédigée, de la donner à l'Eglise de Dieu pour l'affermissement de la foi orthodoxe et le salut de nos âmes, et pour la honte, l'opprobre et la malédiction des Romains qui s'étaient séparés de la foi orthodoxe et adonnés à l'hérésie latine.
A la gloire et en l'honneur de la Sainte et Vivifiante Trinité Père, Fils et Saint-Esprit, maintenant et toujours et aux siècles des siècles. Amen.
Traduction : N.M. Tihomirova.
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