Le staretz Anatole et mon premier voyage à l'ermitage d'Optino. Mon premier voyage à Optino eut lieu en avril 1919. J'avais alors 25 ans, et ne savais rien des monastères, et d'autant moins des startsy, mais je désirais grandement voir un Staretz. J'habitais Romna, dans la province de Poltava et, mes parents étant déjà décédés, j'étais totalement autonome. Les voyages en train étaient très difficiles. Pour obtenir une place dans un wagon de voyageurs il fallait un ordre de mission. Et voilà, on me trouva un tel document, je partis en qualité d'épouse d'un fonctionnaire, qui m'était tout à fait inconnu, et qui allait à Moscou. J'allai donc d'abord à Moscou rendre visite à ma sœur, qui était alors en fin d'études de français et passait des examens. Chez nous, en Ukraine, nous n'avions pas encore trop de problèmes de ravitaillement et j'apportais à ma sœur des mets pascals (cela se passait tout juste après Pâques), quant à moi, m'étant préparé deux sandwichs au pain noir avec du lard, je déclarai me rendre dans un lieu résidentiel non loin de Moscou. Elle ne s'y intéressa même pas. Et moi, je croyais sincèrement qu'Optino se trouvait non loin de Moscou. J'arrivai vers 2 heures de l'après-midi à la gare de Briansk. Elle était envahie de gens assis, couchés à même le sol. C'étaient des "besaciers" qui s'apprêtaient à aller vers le sud pour se ravitailler. Je découvris que je ne savais même pas jusqu'à quelle gare il me fallait prendre un billet pour Optino. J'allai au bureau des renseignements. Là, une komsomol me déclara qu'il n'existait plus aucun "ermitage". J'insistai énergiquement et finalement elle me dit que l'on prenait un billet jusqu'à Koselsk. J'achetai le billet et j'appris par ceux qui attendaient le train que l'attente durait des jours et des jours, qu'il était très difficile de s'asseoir dans un wagon, car lorsqu'arrivait le train de marchandises il se produisait une telle ruée que les places étaient prises d'assaut par les plus forts et les femmes étaient rejetées. Je perdais le moral. Soudain un soldat s'approche de moi et me promet une place assise dans un wagon. A 11 heures du soir, il vient à moi et me chuchote en secret : "allons-y!". Et nous voilà partis dans le noir, quelque part loin de la gare, vers les voies de garage, nous passons sous des wagons, et enfin pénétrons dans l'un d'eux, d'un long convoi appelé "maximovka". Environ une heure plus tard, ce convoi est dirigé vers la gare. L'escalade commence. C'est terrifiant : cris, injures. Beaucoup sont restés. Le train démarre, bondé, avec des gens à l'extérieur, qui plus tard réussissent peu à peu à se faufiler dans le wagon, ou à grimper sur le toit. Je suis assise avec le soldat sur sa cantine. La nuit est totale. Arrivent des instants forts désagréables, il me faut raisonner mon voisin, dont la conduite devient indigne. Enfin le jour parut. Nous approchions de l'ermitage de Tikhonov. Une annonce se fit entendre : "Correspondance pour Kalouga !". Je savais que l'ermitage d'Optino dépendait du gouvernement de Kalouga et je faillis descendre, mais je vis un moine qui me dit de descendre à Soukhinitchi; nous y arrivâmes, et la même histoire recommence : les gens attendaient le train des jours durant et ne pouvaient avoir de places assises. Les trains étaient très rares, deux par 24 heures. Mais, grâce à Dieu, ayant attendu environ 6 heures, je réussis à m'accrocher d'un pied au marchepied d'un wagon du train arrivé, et à partir. Nous parvînmes à Koselsk le matin. Une moniale de Smolensk vint vers moi et me proposa de prendre ensemble une voiture à cheval, jusqu'au monastère. Bien évidemment j'acceptai et nous prîmes la route. De Koselsk à Optino il y a 3 verstes. Nous sommes arrivâmes au bac, face au monastère vers 9 heures du matin. Tout le monastère se découvrit à nos yeux. Il s'étendait sur une hauteur, de l'autre côté de la rivière. On voyait les églises, d'autres bâtiments, et des arbres, des arbres ! Le paysage étais très pittoresque. Le passeur, un vieux moine, nous accueillit et commença à nous rapprocher d'Optino la bénie. Nous sommes allées à l'hôtellerie de seconde catégorie du monastère (celle de première avait déjà été fermée par les bolcheviks). Cette hôtellerie était dirigée par le père Théodule. La moniale demanda un samovar et me dit qu'arrivant de voyage nous pouvions prendre un peu de thé avant la dernière liturgie. Elle sortit une petite bouteille d'huile de chénevis et me proposa aimablement d'en manger avec du pain. Mais moi, n'étant pas habituée au jeûne, je regardais avec horreur, cela ressemblait à de l'huile de lampada, inconsommable. Je sortis mon sandwich au lard et commençai à le manger en buvant du thé. Ayant repris des forces, nous nous rendîmes à la liturgie. J'étais pour la première fois dans une église de monastère. J'aimais beaucoup ce service paisible, radieux. Je regardais avec intérêt les moines qui se tenaient debout à l'intérieur de stalles en bois (1) : mon attention était attirée par leur "klobouk" (couvre-tête monastique), et surtout par la chape du sacristain, qui bruissait chaque fois qu'il bougeait.
Après la liturgie, mère Marie me conduisit chez le Père Anatole, qui était logé non loin de l'église, presque en face, dans l'enceinte du monastère. En chemin, matouchka me demanda : "Vous allez vous préparer aux sacrements ?" Sa question m'étonna beaucoup, car je ne savais pas que l'on pouvait se préparer aux sacrements en dehors du Grand Carême, mais pour ne pas montrer mon ignorance, je répondis fermement : "Bien sûr !" - "Mais comment ? vous avez mangé du lard... Ceux qui veulent communier doivent jeûner pendant trois jours et vous, vous voulez partir demain". Là, elle me mit alors dans un état de total désarroi : "Communier, et de plus faire carême en dehors du Carême, je ne comprends pas". Voyant ma confusion, matouchka me dit : "Eh bien, n'oubliez pas de dire au Staretz, que vous avez mangé du lard". Nous arrivons chez Père Anatole. Par un perron élevé, nous pénétrons dans la salle d'accueil, où sont assis les pèlerins, en attente du Staretz. Le Père apparaît rapidement, il est de petite taille, très vif dans ses mouvements. La foule se presse vers lui. Il bénit chacun avec douceur et répond aussitôt aux questions. Par exemple : comment dois-je prier pour mon fils, pour sa santé ou pour son repos éternel ? Ma mère malade guérira-t-elle ? Puis-je resterencore un peu à Optino ? etc... Lorsque notre tour arriva, le Père me regarda affectueusement et m'emmena dans sa cellule. Mère Marie commença à lui donner divers petits paquets, avec des commentaires : "Ceci, Batiouchka, est un peu de sucre, envoyé par la servante de Dieu une telle, là, c'est un peu de farine, d'une autre", etc.. Batiouchka remercia, puis fixant son regard sur moi, il demanda : "Et toi, mon enfant, d'où es-tu ?" "J'arrive de Moscou" - "Et alors, tu es venue te préparer aux sacrements ?" - "Oui, Batiouchka" puis, me souvenant de ce que m'avait dit la moniale, je déclarai aussitôt : "Seulement, j'ai mangé du lard". - "Du lard ? eh bien alors, tu viendras chez moi demain à deux heures pour te confesser" - "Non, non, je ne peux rester si longtemps, je dois partir demain !" - "Ça ne fait rien, ça ne fait rien, tu resteras". Je protestai. La moniale me poussa du coude et chuchota qu'on ne discutait pas avec le Staretz. Finalement, j'acceptai de rester. Nous quittâmes le Staretz, et le reste de la journée, je visitai le monastère. Je passai un moment à la ferme, au rucher; je me suis promenée dans le parc. Le verger était grand, il y venait beaucoup de pommes. J'étais très impressionnée par les moines rencontrés, d'une part par leur sérieux et leur intériorisation, de l'autre par leur extraordinaire amabilité. Ils avaient tous l'air épuisé, et, de fait, je remarquai la frugalité de leur nourriture et le manque de pain. Je regrettai de n'avoir rien apporté, ne serait-ce que du pain sec. Le lendemain, j'assistai à la Liturgie, et à deux heures, je me rendis chez le Père Anatole. Sa salle d'accueil était bondée de pénitents, il y avait de nombreuses moniales, et des pélerins venus de partout. Je m'assis discrètement dans un coin, et me mis à observer. Il régnait un pieux silence avec, ça et là, quelques chuchotements. Soudain la porte s'ouvrit. Batiouchka, ayant rapidement pénétré dans la pièce et jeté un coup d'oeil sur les assistants, se dirigea directement vers moi. Il me prit par la main et, m'ayant amenée près des icônes, il me donna le livre de la confession, (une édition d'Optino), et me dit de lire tout haut. Je fus terriblement émue, et murmurai que je ne savais pas lire le slavon. "Tu ne sais pas ? Je t'apporte tout de suite le russe". Courant littéralement, Batiouchka se dirigea vers sa cellule et m'apporta un livre identique, mais en russe. Il fallait lire. J'étais très troublée. Tout ce qui y était, était pour moi complètement nouveau; des sentiments de repentir apparurent. Je pensai : "mon Dieu, ceci est péché, et cela est péché, comment donc est-ce que je vis ?" Lorsque j'eus terminé, Batiouchka m'emmena dans sa cellule pour la confession. Bien sûr, il s'adressa à moi avec douceur, comme à quelqu'un d'éloigné de l'Eglise. Je ressentis aussitôt beaucoup d'affection pour lui, et, étant sortie, je me demandai immédiatement comment faire pour passer à nouveau un temps chez lui. Le lendemain était le 19 avril 1919, je communiai et revins encore une fois chez Batiouchka. Il me parla de tout, très affablement, me bénit avec une icône de la sainte moniale et martyre Eugénie, me donna beaucoup de brochures éditées à Optino, et je repartis chez ma sœur, à Moscou, complètement transformée. Revenue à Romna, j'entretins une correspondance suivie avec le Père Anatole, et je lui envoyai du ravitaillement. Mon mariage avec le Père Adrien (2) fut conclu avec sa bénédiction, il fut le parrain de notre défunt fils aîné Séraphim (3). Avant d'être ordonné prêtre, en 1921, le père Adrien se rendit aussi à Optino. Le Père Anatole lui dit : "Il te faudra étudier" - et effectivement, l'Archevêque Parféni (de Poltava) déclara : « Bien que vous ayiez une instruction supérieure, elle est séculaire, il vous faut passer un examen». Le père Adrien vécut un mois à Poltava, se préparant à l'examen et travaillant avec des professeurs. Le père Adrien demanda sa bénédiction à Batiouchka pour une paroisse au village d'Evloche, près de Romna, où se trouvait l'Icône miraculeuse de la Mère de Dieu de Kazan'. Batiouchka lui donna un petit œuf pour moi, sur un côté était représentée une église, et de l'autre une icône de la Mère de Dieu. Batiouchka demanda : "Quelle est cette icône ?" Père Adrien répondit : "Celle de Smolensk, me semble-t-il", et le Père lui dit : "Non, c'est celle d'Iviron". Et la première paroisse de père Adrien fut à Romna, dans l'église de laquelle se trouvait l'icône très vénérée de tous, richement ornée, sous un baldequin, de la Mère de Dieu d'Iviron. Le père Adrien, lors de sa visite à Optino alla aussi voir le Père Nectaire. Celui-ci, s'en souvenant, me le raconta plus tard : "Je me souviens, comment ton batiouchka vint chez moi, alors qu'il avait encore un costume gris, avec une pochette lilas". Et ainsi s'écoula notre vie, guidée par les startzy : Père Anatole, reposa le 30 juillet 1922 (4), et ensuite Père Nectaire, le 29 avril 1928.
D'après E.G. Rimarenko "Les derniers startsy d'Optino" Православняй Жизнь №10 , p.26-27 ,Jordanville 1954. un texte republié dans Паломник, Moscou 1995 Notes : 1) les stalles ou "fauteuils debout" permettent, lors des longues cérémonies monastiques, de rester debout pour prier, se soutenant des coudes sur des accoudoirs. On en voit surtout dans les monastères grecs et à l'Athos. 2) Le Père Adrien fut par la suite contraint d'émigrer. Il devint recteur de la cathédrale orthodoxe de Berlin dans l'Eglise Russe Hors-frontières puis, en 1949, il arrive aux Etats Unis avec le fameux portrait-icône de saint Séraphim de Sarov et fonde le monastère de Novo-Divievo, près de New York. Après la disparition de sa femme, il devait sous le nom d'André devenir hiéromoine puis, en 1968, évêque de Rockland. L'archevêque André d'éternelle mémoire (+ 1978) repose aujourd'hui dans le cimetière de Novo-Divievo. C'est lui l'auteur du très beau recueil de sermons Единое на потребу , "La seule chose utile" . 3) Séraphim Adrianovitch Rimarenko (+1944), au cours d'un raid aérien sur Berlin, était de garde dans un hôpital avec 12 infirmières. Dès le début de l'attaque ils réussirent à mettre a l'abri dans un bunker tous les blessés et malades, mais n'eurent plus le temps suffisant pour eux-mêmes. Ils se précipitèrent vers la cave la plus proche, mais une bombe explosa et ils furent tous fauchés. 4) Voici quelle fut la fin du staretz Anatole : « Le Père Anatole a vécu les dernières années non loin de l'Eglise, presque en face, dans l'enceinte du monastère (...) Les gardes rouges l'ont rasé, torturé, bafoué. Il a beaucoup souffert, mais lorsque cela était possible, il recevait ses enfants spirituels. Dans la soirée du 29 juillet 1922, arriva une commission extraordinaire, qui l'interrogea longuement et devait l'arrêter. Mais le staretz, sans montrer d'opposition, demanda modestement qu'on lui laisse une journée pour se préparer. Ils dirent alors d'un ton menaçant au syncelle un peu bossu, le Père Barnabe, de préparer le staretz à son départ, car ils l'emmèneraient le lendemain. Et ils s'en allèrent. Le calme revint, et le staretz commença à se préparer pour la route. Le lendemain matin, la commission était de retour. Ils sortent de leur voiture et demandent au Père Barnabé : « le staretz est-il prêt ?» - « Oui, répond celui-ci, il est prêt » et, ouvrant la porte, il les fait entrer chez le staretz. Et quelle fut leur stupéfaction lorsque à leurs yeux se présenta cette image : au milieu de la cellule, le staretz "préparé reposait, mort, dans son cercueil ! » (I. M. Kontsevitch L'ermitage d'Optino a son temps, Jordanville, 1970, p. 435-436) La fin du staretz survint le 30 juillet 1922, à 5h40 du matin, le jour de la mémoire de la translation des reliques du bienheureux Germain, thaumaturge de Solovetsky. Le s funérailles du Père Anatole furent célébrées à l'Eglise de Kazan de l'ermitage d'Optino. Il fut enterré dans l'oratoire de saint Ambroise et du hiéromoine du grand schème Joseph /Litovkine /(+ le 9 mai 1911). |
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