Le long tourment de Mikhail Ivanovitch Bezrukov

 


Le  long  tourment de Mikhail Ivanovitch Bezrukov.

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Notre Seigneur Jésus Christ, tel un Guide céleste, dirige invisiblement la vie de chaque homme vers le paisible havre céleste. Merveilleuses et indicibles sont les diverses voies de son dessein envers chacun ! Il appelle chaque homme vers Ses demeures célestes, et Il oriente la vie de l'homme de telle façon que celui-ci, volontairement ou non, contribue même, d'une manière ou d'une autre, à l'œuvre de salut  des proches qui l'entourent .
Chacun d'entre nous, dans certains cas, en causant involontairement de la peine à son prochain et, dans d'autres cas, en accomplissant consciemment des bienfaits, collabore au renforcement de ce qu'il y a de meilleur chez son prochain. Le Seigneur accorde une grande faveur à certains :  tel homme, par les souffrances endurées sur terre et pour lesquelles il sera doublement récompensé de joies célestes, est l'instrument de Sa volonté de sauver les hommes.
Heureux celui qui comprendra cette grande mission, et se remettra volontairement entre les mains du Seigneur pour suivre le chemin qui lui sera indiqué, apportant à son prochain la lumière et la joie en Christ ! Dans l'histoire russe contemporaine, au nombre important de ceux qui ont été choisis par la grâce, on peut en compter quelques uns qui - selon la volonté du Christ notre Sauveur -  ont emprunté des voies peu ordinaires. Il s'agit de ceux qui ont enduré de longues années de maladies, et supporté de terribles souffrances, tout en manifestant une patience étonnante, enseignant ainsi aux autres à porter leur croix avec soumission et humilité.
Mikhaïl Ivanovitch Bezrukov était au nombre de ces élus de Dieu, et grâce aux témoins dignes de foi, nous allons vous raconter ce que nous savons de la vie de cet ascète, grand par sa patience et son humilité.

Dans la deuxième moitié du siècle dernier, un couple de paysans nommés Ivan et Catherine Bezroukov, habitaient le village de Makarov, circonscription d'Oufa, domaine des puissants Ossorguine. Villageois incultes, mais chrétiens pieux, ils étaient modestes et durs au labeur.
Ils passaient leur temps en servitude au domaine et supportaient sans mot dire les iniquités des intendants. Humbles, mais affables, ils recevaient chaleureusement tous les malheureux. Ils avaient deux fils et trois filles. Avec le temps, les enfants, grandirent et s'installèrent : Le fils aîné se maria et son père lui contruisit un emplacement indépendant et il y commença une vie autonome, puis les trois filles trouvèrent d'honnêtes maris. Les seigneurs aimaient Ivan, qui servait souvent - autant qu'il le pouvait - dans la maison de maître. Seul lui était resté son jeune fils, que le Seigneur ne lui avait pas accordé de placer. Il mourut, alors que ce dernier allait sur ses quatorze ans.
Le benjamin de la famille, Mikaïl, naquit en novembre 1846. Dès son jeune âge, il était clair que ce garçon avait quelque chose de particulier. Il était aimé de tous, autant de son père Ivan Vassilievitch et de sa mère Cathérine Semenovna que de ses voisins. Il suscitait involontairement une bonne disposition de tous à son égard par son caractère doux et affable, son empressement à rendre service, avec discrétion, probité et désintéressement.
A la mort de son père, le jeune Mikhaïl mit toutes ses forces à sauvegarder le domaine paternel : il travaillait dur, du matin très tôt jusque tard dans la nuit, se rendant à l'Eglise pour les Fêtes - mais pas toujours, tant il était pris par son travail et son affaire. Il était d'une constitution robuste et bien fait de sa personne. Lorsqu'il atteignit sa dix-huitième année, sa mère et sa famille lui choisirent une bonne fiancée : une jeune fille du village, du nom d'Eudoxie.
Eudoxie était une belle jeune fille, bien faite, chaste et craignant Dieu. Elle accepta avec empressement d'épouser Mikhaïl. Elle se mit à l'aimer de tout son cœur et de toute son âme, et s'abandonnant résolument à la volonté de Dieu, elle prit place avec lui sous les couronnes. La mère se réjouissait du bonheur des enfants. C'est à peine s'ils virent s'écouler trois années de bonheur - tant il est vrai que le temps s'envole lorsque les jours sont heureux. Le jeune maître du logis et son épouse aimante travaillaient dur. Il travaillait aussi les jours de Fête, oublieux du temps, de l'Eglise et de la prière. Mais notre félicité terrestre est impure : ce n'est pas ici bas - dans la vallée des chagrins, la terre des afflictions, où il y a tant d'iniquités et de larmes abondamment versées - mais dans les Cieux, que se trouve le véritable bonheur de l'homme. Très vite, la joie, la paix et une honnête vie de labeur firent place à un profond malheur, qui s'abattit sur le jeune couple : l'un après l'autre, trois nouveau-nés moururent. Mais ce n'étaient que les premiers messagers de l'effroyable malheur qu'ils devraient endurer jusqu'à la fin de leurs vies.
En 1867, c'était le jour de la fête de Saint Nicolas. Mikhaïl, en ce jour de fête, partit aux champs pour en ramener une charrette de foin. La charrette versait sans cesse, et Mikhaïl la redressait, encore et encore, jusqu'à épuisement de ses forces. En arrivant chez lui, il avala en hâte un seau entier d'eau du puits. Rapidement, il se sentit très mal. Il commença à souffrir sans répit : pendant le Grand Carême, abandonnant tous ses travaux, il s'alita. Une année passa sans que les médecines familiales ne le soulagent. A la fin de la première année de sa maladie, ses bras et ses jambes étaient envahis de terribles rhumatismes. On eut beau l'emmener consulter des médecins à Oufa, rien n'y fit. Là-bas, alors que Mikhaïl se trouvait dans la salle d'attente, il eut la vision d'un beau jeune homme portant une ceinture bleue croisée sur les épaules, semblable à un ange, qui l'observa et lui dit : « Rentre chez toi, il n'y a point de remède ici pour toi. Prends ton mal en patience !» Lorsque Mikhaïl parla de ce jeune homme au personnel de l'hôpital, ils écoutèrent perplexes, ne reconnaissant personne à cette description, et le cherchèrent en vain. On ramena Mikhaïl chez lui. Commencèrent alors de longues années de souffrances. Son corps se couvrit d'abcès, qui en mûrissant crevaient en dégageant une terrible puanteur. On ne pouvait plus passer à côté de sa maison tant l'odeur était insoutenable. La plante de ses pieds n'était qu'escarres putréfiées et nauséabondes. Ses bras se paralysèrent. Seul pointait l'index de sa main gauche. Il perdit l'usage de ses jambes, ses mâchoires se serrèrent, et le pauvre martyr ne pouvait même pas boire une goutte d'eau sans aide extérieure.
Sous l'effet d'un si long alitement, les plaies s'ouvrirent dans lesquelles les vers se mirent à fermenter... Et cependant, la force de Dieu  devait se manifester dans cette infirmité humaine !
La pauvre Eudoxie eut sa part de croix à porter : mais elle ne tomba pas sous le poids de cette croix, elle ne cria pas contre Dieu. L'état du malade était désespéré et désolant. On essaya encore une fois de l'emmener consulter les médecins de la ville de Bélébeï. Ils n'y trouvèrent aucune aide, pas même auprès d'une guérisseuse qui soignait à l'aide de plantes. Prenant le malheureux en pitié, elle lui fit avaler du poison à la place d'un remède, mais il n'eut aucune action. La situation était désespérée. "Sa santé et ses forces fondaient comme la cire d'une bougie brûlant".  Mikhaïl ne pouvait être étendu que sur des planches nues. Il était impossible de lui laver le visage ou les mains à cause des plaies. L'écho de ses gémissements résonnait loin dans la rue, mais personne ne lui rendait visite : tous se détournaient de celui qui empestait.
Seules restaient auprès de lui sa mère et sa jeune et belle femme. Sa mère le veillait en pleurant, et souvent, en le regardant, elle disait  toute en larmes : « Ce n'est pas mon petit Micha chéri qui est allongé là, c'est mon petit cœur qui souffre... » Quant à l'humble Eudoxie, se donnant docilement toute entière à son divin exploit, elle se consacrait à celui qui endurait de tels tourments; et il est difficile de concevoir toutes les épreuves qu'a traversées cette ascète au cours de sa vie, lourde de peine et de chagrin.
La mère se rendit à Birsk auprès du Starets Cosma Ivanovitch pour lui demander de l'aide. Le pieux vieillard consola l'affligée et fit transmettre au malade l'enseignement suivant : « Serviteur de Dieu ! Je t'en suplie : sois mon frère : obéis, suis mon conseil : Remets -toi à la volonté de Dieu. Patiente trois mois encore, et moi, j'adresserai mes prières au Véritable Guérisseur de nos âmes et de nos corps. Dieu, dans Sa Grâce, ne t'abandonnera point. Sois le serviteur de Ton Souverain - marche selon Ses Commandements et tu seras guéri des maux de ton corps et de ton âme. Souviens-toi des paroles du Seigneur : Mon joug est aisé et Mon fardeau léger  » (Mat. 11 : 30).

Ce conseil, griffonné sur un petit morceau de papier chiffonné portant l'écriture en pattes de mouche du vieillard, eut l'effet d'un baume vivifiant sur l'âme meurtrie. Sa famille lui lut une première fois ces précieuses paroles. Mikhaïl n'y comprit presque rien. On lui lut une deuxième puis une troisième fois... Ce fut exactement comme si un rayon de soleil avait transpercé la nuée du chagrin désespéré. Les larmes de son épouse et de sa mère frappèrent le cœur de Mikhaïl. Il se mit à pleurer et, selon les prières du Starets Cosma Ivanovitch, un changement merveilleux s'opéra en lui. L'orgueilleuse volonté de l'homme en colère avait plié, son âme s'était soumise au Christ... Il avait compris l'appel de Dieu : porter avec humilité la croix de son infirmité. Alors, on n'entendit plus une plainte sortir de sa bouche. Dès cet instant, le martyr ne fut que consolation, appui, soutien. Non seulement il ne gémissait plus, mais il appelait tous à se soumettre à la volonté du Seigneur. Son épouse vivait des moments difficiles : la jeunesse s'enfuyait, le chagrin et le travail avaient depuis longtemps effacé sa beauté charnelle, elle épuisait ses forces en efforts démesurés. Par son travail, la pauvre, elle ne nourissait pas seulement son époux, mais aussi sa belle-mère âgée. Malgré ses efforts acharnés, la seulette n'arrivait pas à bout de son ménage. S'occupant de son époux, elle n'avait que peu de temps à consacrer à son travail. Petit à petit, elle dût vendre leurs biens. Arriva le temps pénible où elle se sépara de leur dernière vache.
Quand Mikhaïl se remit dans la main puissante de Dieu, les douleurs intolérables se calmèrent, mais il ne recouvrit pas la santé. Lorsqu'on demanda à Cosma Ivanovitch : « Pourquoi cette maladie a-t-elle frappé Mikhaïl ?», celui-ci répondit : « Dieu le sauve de ses péchés ». Visiblement, pour son salut, il ne devait pas retrouver la santé... Et du fait de sa maladie et grâce à leur patience, non seulement lui mais aussi son épouse et sa mère ont mérité les couronnes lumineuses et ont purifié leur âme; et de nombreux, très nombreux autres ont reçu des leçons et des enseignements salvateurs, apprenant ainsi à supporter les afflictions.
Son épouse ne s'apaisa pas immédiatement, elle ne s'habitua pas sur le champ à la patience muette, et son âme était agitée par l'ennemi du genre humain. Mikhaïl était totalement handicapé. Ce paysan jadis vigoureux, cet athlète, ne pouvait à présent se défendre contre les punaises ni les mouches, et lorsqu'elles le tourmentaient le nuit, il ne pouvait les chasser. A peine se mettait-il à gémir faiblement, que la pauvre Eudoxie Nikiphorovna, au sommeil léger, se levait pour le délivrer de ces oppresseurs. De temps en temps, elle était involontairement déchirée par un sentiment amer de révolte, il lui arrivait de grommeler. Mais il suffisait que Mikhaïl entonne doucement "Fervente Protectrice" pour qu'Eudoxie se calme, et tous deux se mettaient à pleurer dans le silence de la nuit. La mère tourmentée de Mikhaïl adressait en larmes ses prières au Seigneur afin qu'Il  délie ses mains, ne serait-ce que pour lui permettre de chasser les mouches. Et le Seigneur entendit la lamentation de ce cœur affligé : Mikhaïl put remuer légèrement ses mains ! Il souffrait, lors de l'absence de son épouse. Il arrivait à Eudoxie de travailler pour gagner de quoi les nourrir : à l'époque de la moisson elle se louait pour faucher, ou quelque autre besogne leur permettant d'acheter du pain. Alors, elle fermait la porte à clef en quittant la maison, après avoir attaché un mouchoir à l'index de l'infirme, de cette manière il pouvait chasser les mouches qui, c'est bien connu, se collent aux plaies et au pus. Dans ces cas-là, il ne pouvait étancher sa soif, ni changer de position, mais il endurait silencieusement ces atroces tourments.
Une fois alors qu'elle se trouvait au travail, Eudoxie éprouva dans son cœur un sentiment alarmant. Sans attendre, elle courut s'assurer de l'état de son époux. Elle entre, et le trouve à peine vivant : le mouchoir, assez épais, était tombé sur son visage. Quelques minutes de plus et Mikhaïl se serait étouffé. Tous deux sanglotèrent amèrement, trouvant leur réconfort dans la prière et la confiance en la volonté de Dieu. Le malheureux ne pouvait rester seul, même pour une minute. Mais il n'avaient pas de bienfaiteur, et la pauvreté - une terrible pauvreté - oppressait le couple accablé de souffrances. Ils s'abandonnèrent tous deux dans la main toute-puissante de Dieu. Après cet incident, lorsqu'elle allait travailler, Eudoxie emmenait son époux, en le traînant dans une chariot.
Plus d'une fois, à la fin du labeur, Mikhaïl lui dit : « laisse-moi dans le champ pour la nuit. A quoi bon ?  - Non, lui répondait-elle, les animaux sauvages peuvent te dévorer, et j'en répondrais devant Dieu ». Et la pauvre femme, harassée, s'en retournait en tirant le fardeau bien-aimé. L'unique réconfort de ces malheureux consistait à aller prier dans la maison de Dieu même si cela n'allait pas sans peine. Prier à l'église était indispensable pour Mikhaïl car tous deux étaient illettrés. Cependant les démons le torturaient par leurs tentations. et l'infirme mena contre eux une douleureuse bataille, dans laquelle la prière de Jésus Christ et la prière de la Mère de Dieu lui furent d'une aide incontestable et sûre : il en sortit vainqueur, par la toute-puissance du Christ. La Mère de Dieu les fortifiait tous deux.
Il lui fut accordé un jour la grâce d'entendre la voix de la Mère de Dieu, par l'intermédiaire de Son icône, lui disant : « Prends patience ! ». Le village des Ossourguine, village natal de Mikhaïl, était à une verste de l'église de Makarov, où Mikhaïl ne pouvait se rendre que rarement. De temps en temps, ils partaient pour le village d'Erlykovo à quarante verstes de là, où une partie des villageois avait déménagé. Là, ils vivaient dans la maison d'un paysan située près de l'église, et Mikhaïl et Eudoxie reposaient leurs âmes à l'abri de son ombre sainte. Le prêtre de cette église était un pasteur bienveillant. Il leur rendait souvent de longues visites, il leur tenait des propos apaisants, et les guidait sur le chemin de croix de leurs vies.
Mais l'ennemi de l'homme ne supporta pas cela non plus : le paysan refusa de continuer à les héberger, et il chassa Mikhaïl et Eudoxie. Alors ils s'en allèrent pour le village de Samodurovka où, tant bien que mal, ils achetèrent une modeste masure, toute fissurée et sans perron. C'est là qu'ils vécurent longtemps, affrontant le froid, la faim et la neige en hiver. Le chauffage de l'isba était rudimentaire, et on peut s'imaginer combien il était pénible à Mikhaïl de rester allongé. Un nouveau chagrin les frappa : la vieille mère mourut et ils restèrent seuls. Un an plus tard, ils retournèrent au village des Ossorguine où, grâce à l'aide de bienfaiteurs, ils achetèrent une petite isba, qu'ils accommodèrent durant l'été. Ils passèrent la dernière partie de leur vie dans le village de Vozdvijénié, portant jusqu'au bout leurs lourdes croix.
Mais lorsque l'âme du martyr se purifia, Dieu le choisit comme instrument de Sa grande miséricorde envers ceux qui souffrent. Ce demi-mort était devenu source de vie et de joie pour les âmes souffrantes dans un corps sain. Durant de longues années il resplendit et étincela de la lumière de son exploit et grâce à lui, beaucoup s'affirmèrent dans la voie de la vertu et apprirent à porter leur croix avec humilité et à trouver sur terre le véritable bonheur en s'en remettant à la volonté divine. Mikhaïl aimait beaucoup se rendre à l'église, et lorsque c'était faisable, Eudoxie l'y emmenait - d'abord dans un chariot, puis dans une chaise roulante, don de personnes charitable. En 1897, un bienfaiteur d'Oufa fit don à Mikhaïl de 200 rouble pour la construction d'une cellule, à la place de leur misérable bicoque. Mikhaïl remit cette somme à l'église pour sa réfection. Lorsque le riche marchand eut vent de cette action, il s'en émut et construisit lui-même une nouvelle cellule pour Mikhaïl, achevée en 1898 : elle était constituée de deux pièces, où ils emménagèrent aussitôt. Ils continuaient à vivre dans la prière et la persévérance mais l'époque de l'extrême pauvreté était terminée.
L'heure était arrivée pour Eudoxie, cette épouse-infirmière qui se donnait corps et âme, d'affronter une nouvelle tâche, non moins lourde que la précédente. Ils avaient vécu longtemps dans la pauvreté, et leur entourage et leur famille s'y étaient accoutumés et ne faisaient rien pour les soulager, comme si cela devait être inexorable. Or voilà qu'était arrivée une nouvelle famille au village. En découvrant les souffrances qu'endurait le couple, elle décida aux premières semailles de semer pour eux une petite parcelle du terrain. Ils semèrent, et ce petit sillon produisit une abondante récolte. Alors d'autres suivirent leur exemple. Le temps était venu où, par la volonté de Dieu, les yeux aveuglés de leurs proches s'étaient ouverts sur une réalité que des étrangers venus de loin avaient remarquée les premiers.
Lorsque leur dénuement prit fin, l'absence de visiteurs cessa aussi. La foule affluait vers l'infirme ... Il était allongé dans sa chambre sur une planche. Les douleurs s'étaient apaisées et il pouvait accomplir  son grand ministère au service des gens. Recouvert d'un drap propre il gisait, le visage tourné vers l'icône de la Mère de Dieu dite "de Kazan", avec une expression particulièrement tendre, dans un état constant de prière. La prière réchauffait son âme, et par la lumière émanant de cette fervente dévotion, il réchauffait les âmes de ceux que poursuivait l'affliction, et qui venaient la partager avec le martyr. Tous accouraient à lui car il donnait à chacun un conseil, un enseignement et un réconfort tels que seul pouvait les prodiguer un homme ayant profondément souffert dans sa vie et reposant entièrement dans le Christ. Tous venaient vers lui, les simples aussi bien que les cultivés, les laïcs comme les clercs. Plus d'une fois, le Père Jean de Kronstadt, lorsque des gens de cet endroit recouraient à lui,  leur dit : «Pourquoi donc venez-vous, alors qu'il y a chez vous un homme qui a trouvé grâce auprès de Dieu, Mikhaïl Ivanovitch ?! Adressez-vous à lui !» Mikhaïl partagait les larmes de ceux qui venaient le voir en pleurs, les chagrins des affligés. Ils consolait les désespérés,  indiquait les voies du salut à ceux qui rencontraient des obstacles, ramenait les insensés à la raison. Lorsqu'il prodiguait ses conseils et ses instructions, la première - et primordiale - de ses exhortations était de recommander aux gens de purifier leur âme par le repentir - à l'aide d'un prêtre - et de les inciter à prier ardemment le Seigneur. Il mettait en garde les heureux contre l'orgueil et la suffisance, et les affligés - contre le désespoir. Il abhorrait le mensonge et le jugement d'autrui, tout autant qu'il désapprouvait les présomptueux "coups d'œil" vers le futur. On racontait les histoires suivantes. Un voyageur arriva chez Mikhaïl Ivanovitch. En entrant, il vit quelques jeunes filles occupées à boire du thé. Il les blâma s'écriant : « Que faut-il dire : que Dieu vous vienne en aide ? Impossible, car elles ne sont pas à la tâche ! » Mikhaïl Ivanovitch l'appela vers lui, et lui répondit en souriant : « Quant à moi, j'ai rencontré un homme cheminant sur la route, qui tenait un verre d'eau dans une main et une cigarette dans l'autre. Devais-je lui dire : Que Dieu vous vienne en aide ? Impossible ! ». A ces mots, le voyageur abasourdi reconnut qu'il s'agissait bien de lui, qui marchait en buvant du vin et en fumant des cigarettes... « Alors, bois ton thé et ne condamne pas ton prochain », dit le martyr. Une autre fois, deux marchands vinrent lui demander conseil quant à leur avenir. Mikhaïl leur préconisa de s'en remettre à la volonté de Dieu, d'endurer ce qui les attendrait et de ne pas être curieux de leur futur. Passa une courte période, et tout s'accomplit ainsi que Mikhaïl le leur avait prédit. Alors les marchands, consternés, se repentirent de leur conduite et lui firent don de la chaise roulante.
Mais Mikhaïl Ivanovitch ne s'engagea pas immédiatement et intentionnellement dans la voie d'une telle ascèse : prier pour les autres et les conseiller. Un jour, la femme d'un marchand vint lui demander de prier pour elle. Mikhaïl commença par refuser, mais lorqu'elle lui dit venir sur l'ordre de P. Jean (de Kronstadt)  avec crainte il se mit à prier, et le Seigneur envoya à la femme la guérison demandée par l'intercession de Mikhaïl. L'intensité de son discernement était telle que non seulement il percevait les secrets - par exemple lorsqu'on essayait de lui dissimuler certaines choses - mais les démons eux-mêmes tremblaient devant ses prières. On lui ramena de très loin une jeune femme, traînée à grand peine jusque chez lui. Elle grognait comme un cochon, aboyait comme un chien, griffait la terre de ses mains, était saisie de spasmes et criait : «Nous ne sortirons pas, nous sommes sept et l'habitons depuis six ans...».  Après que Mikhaïl eût prié et l'eût envoyée à la confession et à la Sainte Communion, les démons qui tyrannisaient la malade la quittèrent à jamais. La puissance de sa prière était si vaste qu'elle libérait des localités entières atteintes de calamités. Un jour, des vers avaient infesté les champs du village. On s'était réuni pour célébrer un molébène, on avait fait appeler Mikhaïl pour lui demander ses prières, et trois jours après les vers avaient totalement disparu. Une autre fois, la sécheresse menaçait famine. On demanda conseil à Mikhaïl. Il recommanda de faire célébrer un molébène dans les champs et que chacun - à l'exception des veuves - apporte un kopeck pour le clergé. Les prières s'élevèrent en sa présence, et une abondante pluie survint.
La fois précédente, lorsque les vers étaient apparus, ils étaient si nombreux qu'ils avaient envahi les maisons. Lorsque les villageois se  mirent à prier, la pluie, le vent et les oiseaux exterminèrent les vers si rapidement après le début du molébène, que chacun y reconnut l'expression éclatante de la miséricorde divine.
Deux paysans se plaignaient de ne pouvoir résister à l'attrait du vin. Mikhaïl les engagea à prier. On célébra un molébène à l'église et la passion du vin les quitta. Sa prière soulagea une veuve démunie, qui venait de perdre son cheval : on le retrouva aussitôt.
Il préconisa à un paysan de ses amis, qui se rendait au village voisin, d'emporter un pâté. Et qu'arriva-t-il ? Il fut pris la nuit dans une tempête de neige, perdit son chemin, arriva à grand peine au matin dans un village tatar et cette ration tomba à point nommé.
Prêchant la prière et le labeur, Mikhaïl Ivanovitch  recommandait fermement aux gens de se garder d'ascèses au-delà de leurs forces.
Mikhaïl donna le conseil suivant à un homme qui se destinait à la vie monastique : « Va au monastère, demeures-y quelque temps et tu verras, sache qu'il est très difficile d'y vivre. Le supporteras-tu ? » Peu de temps après, l'homme revient et se plaint des désordres du monastère : que l'on y fume, etc... « Qui donc fume là-bas ? Est-ce le supérieur ?
- Non.
- Dans ce cas, ne sois pas troublé, ça n'a aucune importance : celui qui se conduit ainsi n'est pas un moine. Quant à toi, vis, et n'obéis qu'au supérieur, et tout ira bien. »
Une fois, une mère envisagea de conduire sa plus jeune fille au couvent, sans lui demander son opinion. «Vraiment, lui dit Mikhaïl, même le bétail n'est pas enfermé tout d'un coup, sous la contrainte : elle détruira les autres, avant de se détruire elle-même!.. »
Il s'efforçait notamment de rétablir la concorde dans les familles. Un jour, une femme vint à lui se plaindre de ce que sa belle-mère ne la laissait pas en paix. « Ce n'est pas elle, mais toi-même qui te gâches l'existence. Un problème, et tu cours immédiatement chez tes voisins et ta langue commet le péché ! Alors retiens-la, et tout rentrera dans l'ordre. » La jeune femme suivit ce conseil avec amour, elle se modéra, et la famille connut bientôt une paix bienheureuse.
Les pauvres hères et les orphelins trouvaient chez Mikhaïl et Eudoxie un toit paternel.
Quand vint le temps pour Mikhaïl de se mettre au service du peuple orthodoxe, Eudoxie comprit dans son cœur quel était son nouveau devoir, et maternellement elle accueillait tous les visiteurs.
Lorsqu'elle fut libérée de l'obligation du travail, au soir de sa vie, elle se mit à apprendre à lire avec une jeune orpheline, dont ils prenaient soin. Très vite, elle commença à lire le Psautier et les  Acathistes, et à en faire la lecture à son époux, avec application. Mikhaïl ne pouvait retenir des larmes d'attendrissement à l'écoute de son épouse, corrigeant avec amour les maladresses de l'apprentie-lectrice. Parfois, elle se trompait, et il lui disait : «Dounia, il me semble que quelque chose n'est pas clair. Voyons, relis encore ». Alors elle reprenait. Avec le temps, il put même lui souffler, car après de longues années d'immobilité, il connaissait tout par cœur. Puis, la jeune orpheline entra au monastère d'Oufa. L'économe du couvent, Zossima - la future abbesse - tomba malade. Polia - c'était le nom de l'orpheline - vint faire part de son chagrin : la sœur économe était sa protectrice, elle appréhendait sa mort et demanda des prières pour la malade. « Non, lui dit Mikhaïl, elle sera abbesse, mais tu n'attendras pas jusque là ». A d'autres il disait « notre Polia va bientôt rejoindre Dieu. » Et Polia mourut rapidement.
Parmi les jeunes filles et les femmes qui se rendaient chez Mikhaïl et Eudoxie, priaient avec eux, et allaient lire le Psautier avec assiduité sur son conseil, un bon nombre entra au monastère, et beaucoup d'entre elles sont mortes avant Mikhaïl.
On venait le consulter pour les querelles familiales, avant d' entreprendre les travaux des champs, pour les mariages. Il enseignait aussi les préceptes d'une bonne vie monastique dans l'ascèse. Lorsque ses disciples-moniales venaient le trouver pour se lamenter sur les difficultés de la vie au couvent, il les apaisait et leur disait souvent : « On ne peut mériter le Royaume de Dieu que par la souffrance, et seuls ceux qui la supportent peuvent atteindre ce royaume. »
Ainsi la vie de Mikhaïl et de sa fidèle compagne de voyage Eudoxie suivait son cours, sur le chemin épineux en direction de l'éternité de béatitude. Grande était son ascèse. Dans cette nouvelle région, où s'étendaient les ténèbres du paganisme, dans les "marécages de Mahomet", où les Russes commençaient à peine à s'établir, l'exploit ascétique de Mikhaïl était, en effet, remarquable : il était le flambeau de l'Orthodoxie, le soutien du peuple russe. L'exploit ascétique d'Eudoxie était immense également. Par sa loyauté conjugale, le nom de femme chrétienne fut considérablement relevé aux yeux du peuple russe, ce qui était très important. Car là-bas, il était facile pour les Russes de décliner moralement et de faire leur la façon dont les Tatars traitaient les femmes. Mais l'image de cette femme vertueuse sera toujours une barrière à l'épanchement de la noirceur morale des " marécages de Mahomet " !...
 
En 1903, Mikhaïl fit ses adieux, et commença à fondre, comme un cierge. Il se confessa à temps et communia aux Saints Mystères du Christ la veille de sa mort. Voyant que sa Dounia avait cessé de se nourrir et de s'abreuver, et qu'elle souffrait de cette séparation, il lui commanda de mettre en marche le samovar, et il la persuada, presque de force, de boire du thé et de s'alimenter. La nuit du 27 janvier, il ne cessa de demander : « Est-il bientôt six heures ? » Son épouse voulait savoir pour quelle raison il posait cette question. Il lui répondit « C'est à cette heure que j'attends la grâce et la bénédiction de Dieu ». Il prit congé de tous puis, doucement et paisiblement, son âme éprouvée et purifiée quitta sa fragile enveloppe.
Le 30 janvier 1904, on enterra avec vénération les os du martyr. Ce fut la fin de sa douloureuse vie terrestre et de son bon office visible, mais non la fin de son soutien spirituel à la terre natale. Son nom restera précieux à chacun pour les siècles; les gens se rendent sur sa tombe comme auprès d'un père, et là dans la prière ils trouvent et trouveront toujours des forces nouvelles pour surmonter leurs épreuves. Et son âme prie, auprès du Trône Divin, pour ceux qui vénèrent sa mémoire, et pour son pays, où il avait tant souffert.
Des âmes dévouées ont dépeint - sans affabulation - l'émouvant et véridique récit de sa vie. Nous avons lu ce manuscrit ... et l'offrons à la bienveillante attention de nos amis lecteurs... que la mémoire de ce juste, et celle de sa compagne soient élevées dans les louanges au Seigneur, merveilleux par Ses élus.
 
Un récit tiré de Fleurs paradisiaques de la terre russe p.59-70.

 traduit du russe par V.F.Grigorieva.

 



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