GRAND-PERE LOUKA Un récit anonyme du siècle dernier

 

GRAND-PERE LOUKA
Un récit anonyme du siècle dernier

Dans le grand village de K., haut lieu de commerce, on organisait chaque année, pendant la dernière semaine avant le grand Carème, de grands divertissements. On amenait pour cela des manèges, un théâtre de foire et son guignol, un orgue de barbarie et autres objets d'amusements. Les habitants de différents villages et hameaux venaient se retrouver pour cette occasion, pavoisant sur leur traîneaux bariolés, exhibant les uns devant les autres les harnachements de leurs chevaux et leur propre toilette de fête. Et c'était étrange d'entendre en même temps chanter l'orgue de barbarie, cliqueter les grelots des troïkas lancées à toute vitesse et la petite cloche de l'église appeler les fidèles, d'une sonnerie monotone, à venir accomplir la prière de pénitence et ses prosternations d'avant le Carème.
" Eh, gare à vous ! ", criait d'une voix rauque aux passants qui traversaient devant ses chevaux un cocher à moitié ivre au chapeau perché sur la tête... Tous se pressent comme si une affaire extrèmement urgente les attend, comme s'il fallait aider un ami dans le malheur et qu'ils ménagent chaque minute, craignant d'arriver en retard. Tous sont attirés par le divertissement qui les captive par son déchaînement et tous se dépêchent. Où ça ? Mais voyons, pour ajouter des péchés à leurs péchés précédents. Motia, un jeune garçon de quinze ans, fils de l'instituteur du village, ne pouvait à cause de son rhume sortir s'amuser avec ses amis et était obligé de rester à la maison. Ses parents étaient partis manger des blinis chez le marguiller et il était resté avec son grand-père Louka qui s'était retiré chez son fils.
Tous deux étaient assis à la fenêtre qui donnait sur la rue et par laquelle on voyait s'élever en tourbillon la poussière de neige provoquée par la course rapide des traîneaux. Motia soufflait sur la vitre et, sur la buée qui s'y formait, écrivait avec le doigt : je m'ennuie, je m'ennuie... Grand-père Louka lut l'inscription et répar-tit : " C'est parce que tu es malade, sinon qu'est-ce que tu aurais à t'ennuyer à ton âge ? ". Motia, qui ne s'attendait pas à ce que son grand-père l'observât et lise son inscription sur la vitre, s'anima et demanda :
 "- Dis-moi, grand-père, pourquoi les personnes agées ne peuvent jamais être gaies ? Elles sont toujours en train de soupirer en se désolant de quelque chose, comme si elles n'étaient jamais contentes d'elles-mêmes.
- Mais justement , c'est ça, mon petit.
- Est-il possible que la vieillesse gâte tellement l'homme qu'il s'aigrisse et se dégoûte lui-même ?
- Non. La vieillesse, au contraire, orne l'homme de sagesse ou, plus simplement d'expérience et de cheveux gris, ce qui inspire involontairement à chacun du respect pour la vieillesse.
- Alors pourquoi toujours ces soupirs et ce mécontentement de soi ?
- Eh bien, voilà pourquoi : toute sa vie l'homme fait son possible pour obtenir quelque chose qui lui semble utile et indispensable. Pour attendre les buts qu'il s'est fixés, il se dépêche de passer aux actes, sans prendre le temps de réfléchir aux moyens grâce auxquels il y arrive. Et voilà, une fois le long chemin de sa vie derrière lui, il se sent fatigué, son énergie disparait, il a envie de repos; alors comme tout voyageur, il se retourne en arrière et sur lui-même. Et alors, qu'est-ce qu'il voit ? ... Sa course après un bonheur illusoire n'a fait que l'épuiser, et a éclaboussé de boue non seulement son corps, mais aussi son âme. Aucun habit des plus riches, aucune parure ne peut dissimuler cette boue morale sur sa conscience, et il se blâme, mais ce qui est fait est fait. Voici pour quelles raisons les personnes agées sont tristes.
- Mais pourquoi alors ne font-elles toute leur vie que ce dont elles doivent se repentir après ?
- C'est justement pour ça qu'il faut essayer de débrouiller son passé de la même façon que le colporteur s'y retrouve, devant sa boîte, quand, voulant montrer ses articles aux acheteurs, ils les étale tous jusqu'au dernier. Supposons que je sois colporteur et que j'aie déchargé ma boîte; je commence à étaler tout depuis ma plus petite enfance. Mes premiers souvenirs remontent à trois ans. On m'a enseigné la politesse : m'incliner et donner la main. On m'a appris à m'habiller élégamment, c'est-à-dire on s'extasiait sur tout ce qui était à la mode et nouveau et dont on me revêtait, on m'obligeait même à me regarder dans la glace. On m'a appris à danser, chanter, pour pouvoir ensuite fanfaronner devant les invités. On m'a aussi appris à prier Dieu, mais comment ?... Mes efforts de politesse étaient payés de caresses et de baisers, mon élégance de louanges; quand je chantais et dansais, on m'applaudissait; mais quant à mes prières, ce n'était que reproches pour ne pas avoir joint les doigts ou m'être incliné comme il se doit. On me lisait souvent des contes très intéressants et dont je me rappelle jusqu'à présent, tellement l'impression qu'ils produisaient était forte sur moi enfant. Par contre, sans que je sache pourquoi, on ne me parlait jamais de Dieu, de Son amour infini  pour les hommes et en particulier pour les enfants; on ne me racontait rien qui eût pu comme ces contes faire palpiter avec exaltation mon petit cœur d'enfant. Quand  on me faisait dire mes prières, on me disait : "prie bien comme il faut, sinon Dieu te tuera avec une pierre." Avec une telle recommandation, un enfant se représente Dieu comme un être sévère au plus haut degré dont il faut avoir peur car presque tous les enfants savent comment on peut tuer avec une pierre. Mais comme Dieu n'a jamais tué personne de cette façon, cette fausse peur a elle aussi disparu avec le temps. Plus tard, on m'a aussi enseigné le catéchisme, mais de quelle façon ?  Du "par cœur". Tu as bien appris ta leçon ? Tiens, une bonne note et va vite te promener. On ne m'a pas appris à aimer Dieu; or, s'il y a bien quelqu'un qu'on n'offense jamais, c'est celui qu'on aime. S'il y en a un à la volonté de qui on se soumette volontiers, c'est celui qu'on aime. Le résultat d'une telle éducation : d'un côté, la froideur envers Dieu et tout ce qui est saint; de l'autre, une attirance pour tout ce qui est vain, ce qui n'est pas seulement inutile à l'homme, mais aussi nocif.
- Mais tu n'as pas là vidé toute ta boite, fit remarquer en souriant le jeune garçon quand son grand-père se tût.
- Il y a beaucoup de choses encore dedans, lui répondit le vieux Louka, mais on ne montre au client que ce dont il a besoin et le reste, on le met de côté. Moi aussi, je ne t'indique que ce que tu as besoin de savoir. Tu étudies maintenant, mais dis-moi, Motia, est-ce qu'il t'arrive de réfléchir à ce que tu apprends au catéchisme ?
- Non, répondit sincèrement le jeune garçon.
- Voilà la maladie infantile universelle et la faute universelle des parents, des professeurs et des précepteurs. Ils apprennent aux enfants à réfléchir sur des problèmes d'arithmétique, à écrire des compo-sitions, mais le catéchisme passe au second plan. Tu vois comme tout le monde s'amuse dehors. Tous ont des habits de fête, leurs visages sont réjouis, mais cette fête, c'est quoi ? La sainte Eglise nous apprend qu'il faut consacrer cette semaine à la préparation du Grand Carème, c'est à dire à s'habituer petit à petit à l'abstinence, à l'intensification de la prière accompagnée de prosternations, à la confession de nos fautes. Et nous, que faisons-nous ? Je dis "nous" parce que je ne peux exclure ni toi ni moi. Si toi et moi, nous ne participons à ce vulgaire tintamarre, c'est uniquement à cause, toi, de la maladie et moi, de la vieillesse.
-  Mais tout le monde pourtant fête la semaine de carnaval, objecta le garçon.
- La plupart, oui, mais pas tous. Et quand bien même tous le feraient, cela n'est pas une justification devant Dieu. Il ne convient pas de prendre pour prétexte les autres, ne serait-ce que parce que chacun d'entre nous ne répond que pour soi devant Dieu. Chacun rendra compte de ses actes accomplis tout au long de sa vie.... Voilà, souviens-toi un jour de ton grand-père Louka, écoute ce que je vais te dire. Tu es là et bien que ce soit par la force de la maladie et non par ton bon vouloir, tu restes assis calmement et sagement, tu écoutes ton vieux grand-père qui ne souhaite que ton bonheur sur la terre et au ciel. Et bien celà, tu ne le regretteras jamais. Mais si tu avais passé le même temps à t'amuser avec les autres, alors tu aurais un poids sur la conscience, pour l'instant inconsciemment, mais tu aurais fini par l'avoir quand même. Réfléchis donc dès maintenant combien de ces différents poids se seront accumulés dans ton âme, une fois ta vie écoulée, si tu continues à t'adonner à toutes les passions et transgres-sions, sous prétexte que tout le monde fait comme celà. Moi aussi j'ai vécu en faisant comme "tout le monde" et, ma vie s'étant écoulée, j'ai peur pour moi. Je me pose la question avec insistance : avec quoi me présenterai-je devant mon juge ? Je sens les remords de ma cons-cience, je sens qu'il faut fléchir mon Dieu irrité, mais comment ? Je n'ai plus la force pour la mortification de la chair. Lorsqu'il faut prier, mon dos me fait mal, mes genoux ne m'obéïssent pas; j'aurais été heureux de pleurer, mais mes yeux se sont désséchés... Voilà pourquoi les vieux ne sont pas gais. Les seuls qui puissent avoir une vieillesse heureuse  sont ceux qui toute leur vie ont essayé de satisfaire Dieu et non pas leurs coupables habitudes. Ce sont des gens comme ça qu'il faut imiter et non pas "tout le monde " qui vit sans penser à son âme."
Le discours simple du vieux grand-père Louka impressionna fortement le jeune garçon. Au bout de deux jours, il fut complètement guéri, mais regardait déjà d'un autre œil les fêtes de Carnaval. A partir de ce moment là, entre le grand-père et son petit fils se créa une amitié particulièrement forte. Motia demandait souvent à son grand-père de lui montrer encore quelque chose de "sa boîte", ce que ce dernier acceptait toujours de faire. Les images de sa vie qu'il lui montrait étaient si instructives que le jeune garçon se mit à réfléchir très sérieusement à beaucoup de choses et apprit à prévoir les conséquences de chacun de ses actes ; le fait d'agir selon sa conscience devint la règle qu'il appliquait même dans les plus petites choses.Un jour le fils de l'aubergiste qui était dans la même classe que Motia lui proposa d'échanger contre un crayon de couleur un joli petit couteau pour tailler les plumes. Motia refusa bien que l'échange de petits objets fût une pratique très répandue parmi tous les écoliers.
"- Mais pourquoi refuses-tu l'échange ? Mon petit couteau coûte trente kopecks et ton crayon lui, seulement dix kopecks, lui disait le fils de l'aubergiste.
- C'est justement pour ça, parce que ton couteau vaut plus cher !
- Bizarre, s'étonnait l'autre."
Motia, lui, aurait certainement fait l'échange s'il ne s'était souvenu du récit fait par le grand-père d'une bonne affaire qu'il avait conclue et qui lui était restée sur la conscience toute sa vie. Le vieux Louka était un homme des plus simples, mais son mérite est d'avoir formé en son petit fils un être droit et religieux par ses conversations simples et chaleureuses.

        A. Botkina   tiré du journal "Kormtchi " 8 février1903, n°7
                      traduit du russe par Xenia S.Dorochine

 


 

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

В понедельник 4 ноября 2024 года наш приход Святого Иоанна Русского в Лионе будет иметь великую милость принять чудотворную икону Божией Матери Иверской с Гавайских островов, которая пробудет в Лионе весь день.

La paroisse de Lyon célèbre la première divine liturgie dans sa nouvelle église.

HORAIRES DE JANVIER 2025